Ce n’est pas le doute, c’est la certitude qui rend fou

Palais Royal d’Helden, année 1052.

Dans les salles d’attente du palais, dans un coin, le regard attardé sur une des fenêtres qui donnait vue sur l’un des jardins entourant les bâtisses, Galatée attendait. Cela faisait quelque temps déjà, qu’elle avait demandé au maître des affaires diplomatiques, une accréditation pour pouvoir voyager. Ce qui ne restait qu’une excuse pour pouvoir découvrir sans avoir de problème d’ordre administratif et d’une moindre manière politique pour découvrir de nouveaux savoirs, de nouveaux individus, de nouvelles cultures, tout cela non pas pour des questions de curiosité mais de préparation des objectifs qui lui avait été assigné par le peuple elfique.

Le regard et le visage neutre, peu expressif, jusqu’à même plutôt vide de toute expression tout simplement, l’automate attendait sa réponse qu’il espérait positive.

Néanmoins, en réalité, ce n’était pas tant ce sujet qui turlupinait l’esprit artificiel qui occupait ce corps d’acier, mais plutôt les raisons et les causes qui lui avaient fait prendre la décision de faire cette demande. L’Yselienne était tiraillée sur le fond et sur la forme de l’initiative personnelle qu’elle venait de prendre. Après tout jusqu’ici, son existence avait toujours été simple, purement mathématique et utilitariste. Toujours allé au plus simple, au plus efficace, à la recherche de l’efficience optimale pondérée par les restrictions et les interdictions qui lui étaient données par les elfes que ce soit pour des raisons éthiques ou morales. Il n’y avait pas lieu de réfléchir plus que cela, les actions et les résultats coulaient de source, il n’y avait qu’à constater, calculer, agir. Rien de plus simple.

Il y avait bien toujours ses restrictions, que l’Yselienne machine oblige n’avait jamais pu comprendre, car moralité et éthique restait des concepts vagues, souvent vains, de l’ordre de l’idéel, de l’abstrait et du subjectif, rien qui ne devrait être considéré dans un monde rationnel, en dehors des questions visant à gérer des foules et des gens. Exception de cela, le fait de se brider pour ce genre de chose n’avait jamais été compris par la poupée d’acier.

Aujourd’hui malheureusement, les choses étaient plus compliquées, plus complexes. Quand bien même elle voulait le nier, elle sentait en elle de manière concrète, les traces de ce que certains appelaient “éveil” et qui consistait pour les êtres artificiels à se rapprocher spirituellement de leurs créateurs pour devenir comme eux, des êtres irrationnels, subissant des émotions et des désirs vains et inutiles parfois, non plus souvent en défaveur de leurs intérêts concrets. L’organique préférait pleurer et déprimer plutôt que de régler ses problèmes. Il se mettait en colère pour le regretter ensuite. Il pouvait faire confiance aveuglément aux mauvaises personnes. Quel avantage y avait-il à ressentir, aimer ou haïr ? Rien.

Ainsi Galatée faisait face aujourd’hui à une contradiction terrible, elles ne pouvaient pas rejeter objectivement son évolution en tant que machine à la logique factuelle et mathématique. Mais de l’autre côté, elles ne pouvaient pas non plus accepter et concéder l’existence de cet éveil en tant que conscience émotionnelle naissante.

Ainsi le fait qu’elle commence à prendre des initiatives personnelles était difficile pour elle. Car cela signifiait qu’elle commençait en évoluant à se détacher de ses créateurs pour devenir autonome. Qu’elle commençait par la remise en question des décisions de ses maîtres, par la contestation des limites qui lui étaient imposées ou encore par le jugement de l’imperfection des êtres d’émotions, à devenir quelqu’un d’autre. Ou plutôt qu’elle passait progressivement de quelque chose à quelqu’un.

Prostrée sur sa fenêtre, si elle pouvait respirer l’automate en soupire presque. Être une machine froide et aveugle était bien plus simple. Être organique n’était qu’une souffrance. Elle avait à peine touché au fruit de la connaissance du Jardin d’Eden qu’elle en était déjà malheureuse.

Elle maugréait dans sa barbe.

Une perte de temps...

Is this music ?:

Irritant. C'était là le moindre des euphémismes qui convenait afin de décrire cette... Boucle. Un cercle aussi vieux que des plus pénibles qui se répétait sans cesse, chaque lueur d'espoir d'en émerger se révélant finalement sous des auspices funestes, n'étant que le début d'une nouvelle série d'obstacles parsemant une route qui n'était déjà que trop longue. De manière générale c'était ainsi que l'on pouvait considérer les grandes recherches magiscologiques dans lesquels les Elfes d'Helden s'étaient lancés, la Cour Royale et le Magistérium en tête de file avaient réussis à fédérer derrière eux des électrons libres et d'autres groupes annexes plus officieux ou indépendant du pouvoir. C'était là le minimum stricto sensu afin d'avoir une chance de contempler les fruits de leur labeur avant le prochain siècle tant les tâches auxquelles ils s'attelaient étaient immenses. D'aucun dirait qu'il s'agissait là du grand rêve que les humains d'Ascylen avaient atteint les premiers, celui de voir s'élever la vieille et glorieuse Valkoinen, la mère des cités par delà l'étendue azuréenne via les puissances mystiques et antiques des flux magiques, mais à l'heure actuelle, la réalité était des plus cruelles et l'objectif était encore une vague possibilité hors d'atteinte dû autant à des soucis de stabilisation de puissance qu'à d'autres menus détails divers et variés sur lesquels les plus brillants magistères et archimages du continent butaient en boucle.

Mais il n'y avait pas que cela, si l'idée de l'élévation n'avait jamais été abandonnée et demeurait à l'étude pour diverses raisons, le Trône avait toutefois un autre projet d'orgue en tête de file porté par les conspirateurs de l'éclipse qui à l'abri des ingérences de Raziel ainsi que des autres royaumes cherchaient à palier aux problèmes inhérents à la race elfique en cette période de guerre perpétuelle contre un ennemi aussi mystérieux qu'implacable. Les plus arrogants, imbus d'eux même et traditionnels gradés de la Légion et plus généralement les sages et vieilles génération s'en étaient offusqués lorsqu'ils avaient pu contempler le premier résultat des expérimentations et autres conceptualisation des théories, mais la réalité imposait de passer outre. Armures vivantes, Golems, autant de solutions magiques qui mettraient du temps à être crées et engloutiraient des quantités colossales de ressources ne serait-ce que pour les enveloppes extérieures, si tant est que les invocateurs et les forges-arcanes arrivent un jour à stabiliser les coeurs des sortilèges. De surcroit, ces outils ne dérangeaient guère la vieille garde, ce qui n'était nullement le cas de l'avant-garde de la troisième branche de la vaste entreprise...

Galatée était une merveille, une création unique et sublime à bien des égards et surtout même au sein de sa propre espèce artificielle. Le pinacle de la technologie destiné à accueillir et à se mêler à l'apothéose de la magie, un être qui ne pouvait à terme qu'atteindre une forme de perfection que seul les elfes pouvaient se targuer de courtiser dû à leur longévité sans égal. Mais surtout, à l'inverse des familiers magiques et autres créatures assujettis, c'était là une création apte à disposer d'une âme, ou plus exactement à penser et à raisonner comme un authentique être vivant fait de chaire et de sang. Les Forges-Arcanes avaient par ailleurs rédigés de nombreux rapports allant dans le sens que l'Yselienne semblait de jour en jour se voir accablée par une dualité chancelant tantôt vers ses origines et son but d'existence et parfois vers l'éveil, cette sensation étrange, ce simili d'humanité, considéré comme une bénédiction de mère nature par les uns ou comme une illusion par d'autres mais qui demeurait toutefois une réalité pour cette jeune race.

Peut être était-ce là aussi l'une des raisons ayant poussés la Couronne à revendiquer la propriété exclusive de Galatée. Car contrairement aux humains dont la vision était aussi courte que leur existence, les Elfes étaient bien au fait de ce qu'était le fardeau de devoir guider une espèce plus jeune découvrant le monde. A ceci près que cette fois ci, l'espèce était une pure création mortelle innocente et naïve et non pas une création de la nature dissimulant le vice et les excès. Arrogance elfique que de penser comme tel ? Peut être. Mais le Trône d'Helden avait un devoir envers ses sujets, et qu'importe ce qu'on puisse en dire, Galatée, toute artificielle fut-elle était par naissance et par destinée fille d'Helden, n'en déplaise aux mauvaises langues de la Légion. Les Yseliens incarnaient l'espoir de renverser les rapports de force face à la Malombre tout en limitant plus encore le déclin déjà bien entamé de l'illustre race elfique. Pas uniquement car leurs naissance n'avaient rien à voir avec les lois naturelles du monde, mais surtout car leur conception même, fut-elle couteuse, était gage de qualité en fin de chaîne, et les dernières années avaient démontrés que ce ne serait pas la masse pure qui viendrait à bout du mal rongeant le monde. Helden avait besoin de héros, de forces d'élites, ce dont elle disposait de par les prédispositions elfiques à la longévité, mais pas en assez grand nombre. Cela changerait.

Toujours est-il que l'incompréhension s'éleva un beau jour lorsque sa Majesté après une réunion avec ses généraux et homologues magistères portant sur le parachèvement de la campagne de la péninsule des hélions s'attarda à la Chancellerie pour des affaires concernant ses associés en Ilyren. Peut être le Chancelier aurait-il dû avoir la présence d'esprit de dissimuler dans une étude la demande de la propriété royale demandant un aval afin de voir le monde, et non point de le laisser traîner en haut d'une pile poussiéreuse de demandes indésirables. Inutile de faire un calcul complexe, le Ministre était depuis longtemps un proche des figures de la vieille garde au sein de la Légion, et si le Maréchal des Cendres, de l'avis du trône s'efforçait tant bien que mal de limiter les actions néfastes à l'encontre de Galatée de ses pairs et subordonnés, les mesquineries en tout genre persistaient de toute évidence au delà de la structure de l'armée.

Si encore ce n'étaient que les jardiniers maugréants quand à la prolifération des escargots qui étaient devenus un hobby pour l'automate, à la plus grande satisfaction de la Reine qui n'avait jamais vu de grands inconvénients à les abriter au sein des jardins royaux, mais il s'agissait là d'une des grandes figures du Royaume devant agir dans l'intérêt de celui ci. Ce qui n'avait guère était le cas en l'état, et qui attira assurément pour les semaines à venir le courroux de sa Majesté. Dans tous les cas et après quelques réprimandes illustrés, la Reine des Elfes proclama qu'elle s'occuperait elle même de cette demande au vue de la mauvaise volonté ambiante qui devrait plutôt s'orienter vers Raziel ou Cyrdoral afin d'être productive.

Courtisans médusés et gardes royaux fidèles dans son sillage, Dame Dor Lomin ne mit pas bien longtemps à trouver l'automate, certainement grâce à l'assistance d'oisillon de la nébuleuse veillant au grain. Cette dernière était visiblement plongée dans ses pensées, laissée à elle même plus ou moins alors qu'aucune expérimentation ni affection n'était au programme à priori. Une perte de temps entendit voler sa Majesté... Assurément. Pour qui du point de vue de Galatée, l'on ne savait guère, mais pour le royaume, la réponse était déjà certaine. Elissa soupira, la route serait longue vers l'acceptation des nouvelles lois régissant le monde, mais Helden manquait de temps et il était hors de question de perdre cette ressource si rare et précieuse plus encore.

<< Le temps est quelque chose qui nous fait pourtant cruellement défaut et dont cette terre et nos sujets ont trop longtemps jouis sans prendre conscience de sa réelle valeur. Il ne serait pas convenable que tu suive un si piètre exemple à cause des excès de zèles de ceux incapable de s'adapter. >>

Lança la Reine tout en s'approchant, conservant toutefois toute la majesté de la démarche en la mêlant à une expression neutre trahissant toutefois une touche de fatigue prononcée dû autant à de longues heures de travail assidu qu'à un défaut de patience croissant quand aux enfantillage de certains.

<< Une aval et un sauf-conduit afin de voyager n'est guère quelque chose d'anodin en cette époque, en dépit de l'union sacrée des royaumes entreprise par Raziel. Les envieux et les aveugles trouveront là des preuves irréfutables d'une inconstance quand aux devoirs et ceux ayant abandonné toute forme de honte suggérerons des défaillances techniques irréparables. Quelle rhétorique leur opposerait tu Galatée ? >>

La question n'était pas hasardeuse, ni même les sous entendus aussi ridicules fussent-ils. La Reine avait après tout vécu assez longtemps pour voir venir les méthodes des entêtés et si elle pouvait certes les faire taire d'un geste tout en faisant fis de leurs avis, il était aussi intéressent d'entendre les raisons de l'automate et de constater ses prouesses mentales.

Ce n’est pas le doute, c’est la certitude qui rend fou

Futile était l’âme. Futile étaient les sens. Voici la pensée qui traversait sans cesse Galatée à chaque fois qu’elle avait à vue, l'œuvre qu’était les actions des organiques. Y avait-il finalement plus pathétique chez l’organique que d’entraver la réussite de ses propres causes au nom de choses comme les principes, la tradition, l’usage… On ne savait quoi encore…

Petit à petit, alors que son esprit semblait s’éveiller à cette humanité qu’elle méprisait tant, à la manière d’un enfant devenant adulte, se brisait chez elle, l’illusion qu’était celle de la perfection de ses créateurs. Ces derniers au final, ne restaient que de simples êtres avec leurs qualités… mais surtout leurs défauts et leurs vices… Incommensurables.

Elle ne s’était toutefois pas encore détachée de leurs influences ou des buts qu’elle devait remplir pour eux. Néanmoins au fil du temps, le chemin de sa propre indépendance prenait forme. Elle prenait des initiatives solitaires, ou encore détournait et contournait sciemment ses propres règles au nom de sa propre vision de l’efficacité afin d’éviter les tourments de principes qu’elle ne comprenait pas. Ainsi, avait-elle appris à mentir ou à occulter des vérités pour ne pas avoir à le faire.

Petit à petit, elle apprenait à faire les mêmes bassesses. Devenant d’une certaine manière et sans même s’en rendre compte elle-même comme ses propres créateurs. Du moins sur les méthodes, car ses fins restaient encore purement froides et pas vraiment axées sur ses propres intérêts.

Alors qu’elle était dans ses propres pensées, muette et immobile, dans son dos, l’ylesienne sentait entrer sa majesté. Tournant rapidement sur ses talons pour les faire face, avant de s’incliner en signe de respect purement protocolaire, Galatée finit une fois cela fait lever les yeux sur la reine. Elle pouvait constater chez elle, ce brin de fatigue qui n’avait rien d’étonnant et d’inhabituel. La charge de travail d’un politique était souvent sous-estimée par le commun des mortels qui n’y voyait souvent que les simples excès. La vérité était que ce n’était pas un des métiers les plus reposant, les journées étaient longues, les responsabilités infinies sans compter les risques de trahisons, l’incapacité de pouvoir faire confiance pleinement jusqu’à sa propre famille. Tels étaient les poids de ceux qui désiraient obtenir ou garder le pouvoir. Qu’importe la race. Qu’importe l’histoire. Il y avait des choses qui ne pouvaient jamais changer.

Écoutant silencieusement l’elfe, l’automate baissa un instant le regard en signe de réflexion. Des explications et des justifications, c'était ce qu’elle voulait. La réponse semblait simple au premier abord, néanmoins elle était en vérité plus complexe que cela. Il y avait en vérité plus que du simple pragmatisme dans toute cette affaire.

Levant finalement le regard pour faire face à celui de la reine, l’ylesienne finit par répondre sur un ton aussi neutre qu’elle le pouvait.

Si je devais répondre sur un plan totalement objectif cela serait lié à la considération que la malombre et sa puissance actuelle est bien la preuve de l'échec de tous les peuples. Tous ont échoué face à la même question. Et c’est au final Raziel qui prit la meilleure décision en poussant à la coopération de tous les savoirs pour trouver une solution au problème.

En l’état actuel des choses, malgré tout le savoir dont il dispose, le peuple elfique n’est pas capable de trouver ou d’être la solution face aux ombres. Plusieurs critères entrent en jeu, vous les connaissez déjà. Quand bien même je ne suis pas une mage, ma mémoire est plus performante que celle d’un magister ou d’un archimage. De facto, je suis une des choses qui connaît le mieux les savoirs elfiques. Savoir incomplet principalement magique qui ne constitue qu’une seule moitié de mon existence également technologique et pour lequel, je ne peux rien trouver à partir d’un certain niveau ici.

J’arrive presque à mes limites intellectuelles sur ce territoire. Pour me développer j’ai besoin du savoir d’Ascylen et de Raziel, ce que je ne pourrais trouver ici.

Baissant les yeux un instant, l’automate semblait hésiter à continuer son discours. Sur un ton beaucoup moins neutre, Galatée finissait par continuer levant sa main droite pour en observer la paume.

Si je devais être honnête.. Je dirais également que j’ai l’impression qu’il me manque quelque chose. C’est une curieuse sensation que de se sentir incomplet. L’incomplétude. C’est quelque chose que je n’arrive pas à définir ou à expliquer.

C’était la première fois qu’elle était face à un problème interne sur lequel elle n’arrivait pas à mettre vraiment des mots sur la manière dont elle le ressentait.

J’ai besoin de comprendre ce qui me manque.

Une pensée qui n’était pas anodine pour un Yselien. La plupart d’entre eux étaient habitués à avoir des objectifs déterminés ou des moyens déterminés. Là ce qu’elle disait, signifiait qu’elle voulait avec une méthode indéterminée, remplir un objectif lui-même indéterminé. Un premier saut dans l’inconnu.